mercredi 18 novembre 2009

> Flagrant délire sur croissants

Flagrant délire sur croissants
(de l’art et la manière d’essayer de rompre le contrat de travail en milieu boulanger)



Il était une fois une petite boulangerie, un petit parking, une petite ville de province. Tout est petit dans cette histoire, sauf la souffrance de celle qui va la vivre.

En contrebas d’un quai, derrière la levée, tranquille, lourde et lente, coule la Loire.

Je me souviens. C'est l'histoire de Danielle. Elle est importante, puisque ce fut la sienne.

Danielle, vendeuse,  est le "pilier" de l’établissement depuis 20 ans. Elle s’entendait bien avec son premier patron; elle n’a jamais eu de problème avec le nouveau depuis que le prédécesseur est parti à la retraite il y a quelques mois. Son nouvel employeur n’est d’ailleurs pas un inconnu: il avait été apprenti ici même avant de devenir ouvrier boulanger. Avant de racheter le fonds de commerce.


Passées vingt heures, ce dimanche là comme d’autres, en l’absence totale de l’employeur et de son épouse durant toute la journée - ce qui était inhabituel -, après avoir tout laissé en ordre dans la boulangerie, Danielle se dirige vers sa voiture garée sur le parking. Danielle tient une boite de carton, identique à celle qui conditionnerait à votre intention quelques quiches et croissants achetés chez l’artisan du coin.

Justement, ce soir, le contenant est celui-là. C’est d’ailleurs une habitude: chaque dimanche depuis toujours, par décision de l‘employeur depuis deux décennies, labeur dominical terminé, Danielle s’en retourne chez elle avec une baguette de pain et quelques « reliefs » de ces pâtisseries obligatoirement vouées à la poubelle en fin de semaine, veille de repos de la boulangerie. Très souvent, l’épouse du boulanger lui prépare le paquet.

Qu’un (ou plusieurs) salarié bénéficie de cette privauté est chose courante dans la profession. Il s’agit d’un « avantage » que l’employeur accorde. L’avantage, s’il est « … fixe… général… constant » devient un usage, règle non écrite mais pratiquée dans des professions déterminées.
Un usage d’entreprise peut bien sûr être remis en cause. Mais la dénonciation ou la modification d'un usage par l'employeur doit faire l'objet d'une procédure particulière.(information individuelle aux salariés concernés, respect d’un délai de prévenance).


Ce dimanche soir, Danielle s’avance donc avec un carton de croissants à la main. Elle saura dans quelques secondes que son employeur a décidé de se jouer du code du travail et des petites prudences: il a organisé un scénario de flagrant délit. Du cousu main.

Devant la voiture de Danielle, dans la pénombre, un attroupement. Son employeur de boulanger est là, la femme de celui-ci, … et une demi douzaine de policiers en tenue.


« Vous venez d’où  ?» demande l’un d’eux.
Je viens de la boulangerie, j’y travaille, je viens de débaucher

Vous avez des gâteaux dans la boite ?

Oui, des gâteaux destinés à la poubelle ».
Un policier lui fait ouvrir sa voiture, comme si elle était un repris de justice. Contrôle d’identité, comme une voleuse prise sur le fait.

Le policier:
"- Vous venez de commettre un vol. Présentez vos excuses à votre employeur. !"
Danielle:
- Oui je m’excuse… mais je ne vois pas pourquoi… »

« Je ne veux plus vous voir dans l’entreprise », lance l’employeur.

« Vous pouvez rentrer chez vous » dit la police. " "Vous serez convoquée demain au poste."


Alors, abasourdie, Danielle est rentrée. Avec du mou dans le volant.

Viendra le jour d’un entretien préalable à licenciement durant lequel Danielle sera assistée par un conseiller du salarié, devant lequel le boulanger confirmera sa manipulation grotesque. Il n’avait trouvé rien de mieux pour rompre un contrat de travail qui n’avait d’autre tort que de générer un salaire trop élevé à son goût … pour cause d’ancienneté de la salariée, trop importante à son goût. Il est vrai que l’embauche d’un jeune et la perception d’une « réduction Loi Fillon » génèrent de jolies économies…

Qu'elle plaise ou pas, c’était une histoire vraie, sauf le prénom de la salariée. De toute façon, vous êtes condamnés à me croire dès lors que vous convenez que la fiction la plus folle est souvent moins forte que le vécu.
Souffrance au travail, risques psychosociaux, qu’ils disent.

Sauf qu'ici, pas de mise en place d’un observatoire du stress près du fournil; pas de questionnaire type Cabinet Technologia comme chez France Télécom. Rien que du tout venant, simple et tranquillement ordinaire. Du Canigou pour conseiller du salarié.

Et si, pour élargir le débat, on parlait vraiment du management par le stress qui fit les choux gras des spécialistes des ressources humaines à la mitrailleuse lourde, des Comités de la hache avant de devenir le credo de ceux qui les commanditaient ?

Mais dépêchons-nous, car à la vitesse où l’on va, à la veille des 10% de chômeurs en France - c’est le volant « d’indigènes » nécessaire au nouveau fonctionnement du capitalisme, pour faire taire toute velléité de contestation - le sujet de ne sera même plus d’actualité, tant l’arrogance de ceux qui décident et font ne trouve plus de limites.
C’est vrai, quoi: ta boulangerie, tu l’aimes ou tu la quittes. Un peu plus et je ferais bien appel à Besson, qui doit adorer les croissants pur beurre mais purement français.

En tout cas, pour boucler notre propos, sachez que, étrangement, Danielle ne fut pas convoquée par la police, et que le boulanger manipulateur, se sentant soudainement cerné par le ridicule de son audace et l’incursion policière dans le contrat de travail, a dû consulter un conseil juridique, puisqu’il ne licencia pas la salariée, la conviant à reprendre le travail…après quinze jours de mise à pied conservatoire repeinte au ripolin d’une sanction disciplinaire… Marche arrière, toutes. Allez, je passe l’éponge Danielle ! On oublie que je t’ai humiliée, on oublie la mise à pied, la police, l’entretien préalable au licenciement. Reviens, veux-tu ?

Qu’est-il advenu de Danielle? Je ne sais pas.
Elle a peut-être eu la force de réintégrer l‘entreprise. Ou aura t’elle cherché et trouvé un nouvel emploi ? Mais alors, quelle chance, puisqu’il n’échappe plus à personne que l’âge est le premier obstacle à l’embauche !

Vous me dites que les temps sont durs pour tout le monde. Que l’entrepreneur, lui, doit prendre des risques. Lisez donc ceci pour vous divertir un peu sur le « manager » (qui) « doit résonner en termes de risques et se demander : "Si j'agis, que va t'il se passer ? Y a t'il danger ? Comment me protéger ? Mon action en vaut-elle la peine ?".
Sacré boulanger, qui ne se posa que cette question: « Mais que fait la police ? ».

Je ne sais même pas si cette petite histoire provinciale mais néanmoins nauséeuse intéressera quelqu’un. Surtout pas ces officines mode web.2 spécialisées de fraîche date dans la juteuse et nouvelle prévention des «risques dans l’entreprise». La Médecine du Travail, peut être, qui aura pu constater qu’était né un « traumatisme » de plus dans ce monde de brutes et de pandémie grippale.


Ce que je sais, c’est que des croissants du dimanche soir s’en vont mourir à la poubelle, et qu’en contrebas de la levée, tranquille, lourde et lente, coule la Loire.

 



Retrouver d’autres histoires de « ruptures »:
à moins que vous choisissiez la démission…?





0 commentaires:

Enregistrer un commentaire